07 septembre 2011

Fragments d'un discours amoureux

30 juillet 2011
Île-aux-moines, Chapelle du Guerric, pleine mer à 19h30, marée de 81/86,
Exposition de Cécile Donato Soupama, 16e et dernier jour



Sur le chemin qui me conduit vers la chapelle, la beauté de la voûte des grands arbres m'émeut plus que de coutume, dans la bouche un goût sucré-salé, mélange étrange de nostalgie et de joie.
L'intensité des "dernières fois" est quelque chose qui me trouble énormément.
Quelle en est l'alchimie, comment reproduire cet état de tension merveilleux qui décuple toutes les sensations, aiguise la perception des choses et des êtres, ouvre les yeux avec plus de force ?



Comme tous les autres jours, j'adosse mon vélo au beau mur de pierre attenant à la chapelle.
Comme tous les autres jours, mais plus encore aujourd'hui, j'aime ces quelques instants qui précèdent l'ouverture des portes grises de la chapelle -où je suis entrée par l'abside du côté du parc du Domaine du Guerric-, car la jouissance de cet espace n'appartient alors qu'à moi, qui me grise de cette intimité éphémère avec les oeuvres et le lieu.


Jusqu'à présent, les livres qui m'ont accompagnée et nourrie dans cette aventure ont été "Vide et plein, le langage pictural chinois" de François Cheng et "Les propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère" de Pierre Ryckmans. Aujourd'hui j'ai emporté les délicieux "Fragments d'un discours amoureux" de Roland Barthes.



Ces seize jours passés dans ce lien avec les oeuvres et tous les mots et tous les regards de tous ces gens, sont un peu comme une histoire d'amour qui s'achèverait ce soir ...

Une petite fille s'est fait une entorse en tombant de vélo, je donne le numéro de téléphone du camion-taxi de l'île à sa maman, bavarde un peu avec elles en attendant.

Une dame replette entre en trombe dans la chapelle, regarde les toiles, l'air absorbé et me demande soudain s'il y a une antenne-relais de téléphonie dans l'île ?
Je ne m'attendais pas à ce genre de question et reste sans voix un instant.
Sans me laisser le temps de répondre, elle se lance dans une diatribe terrible contre "les mafias qui nous gouvernent", me raconte qu'elle a perdu toutes ses dents à cause d'une antenne près de son ancienne maison, qu'elle...
Heureusement, son fils l'appelle depuis la route et elle s'en va aussi brusquement qu'elle est apparue.
La petite fille à l'entorse, assise sagement sur les marches de la chapelle la regarde s'éloigner, interloquée.
Sa maman souris et se tourne vers moi :
-"quel phénomène !"
j'acquiesce en lui rendant son sourire.



Un peu plus tard se succèdent des visiteurs captivants, des artistes, des gens cultivés incroyablement intéressants, qui savourent les toiles de Cécile : un concentré d'échanges et de bonheur qui m'apparaît comme un nectar, un présent pour cette dernière journée.

Avec un grand directeur artistique qui se consacre à l'écriture à présent et Isabelle Bigot, la maîtresse des lieux -l'âme des Îliennes du Guerric sans qui toute cette aventure n'aurait pas vu le jour- nous échangeons sur la confrontation des lieux anciens avec l'art contemporain.

J'ai aussi l'honneur de recevoir la visite de Kitty Holley -elle-même peintre de renom- qui apprécie les oeuvres de Cécile. Nous évoquons l'importance du geste en peinture, la concentration et l'énergie vitale qu'il exige et encore l'Asie qu'elle connaît bien.
Elle m'explique son projet "Clusters", une réflexion aux confins de l'art de et la science : c'est un moment exaltant !



La venue de mon amie Aurélia Naccache, graveur, peintre et photographe est un point d'orgue à la symphonie de cette journée, parce que j'aime infiniment parler de peinture avec elle, parce que son regard sur le travail de Cécile ajoute encore une dimension nouvelle à ma propre perception et au plaisir qui naît alors, pardessus tout parce que les oeuvres d'Aurélia succèderont à celles de Cécile dans la chapelle dans quelques jours ...
Aurélia prend des photos pendant que nous bavardons.


© Aurélia Naccache

J'aimerais que cette journée ne finisse jamais, mais il est temps à présent de refermer les portes comme on referme un livre chéri, sachant que l'on pourra toujours y revenir en pensée.



"RAVISSEMENT. Épisode réputé initial (mais il peut être reconstruit après coup) au cours duquel le sujet amoureux se trouve "ravi" (capturé et enchanté) par l'image de l'objet aimé (nom populaire : coup de foudre ; nom savant : énamoration)

Roland Barthes, "Fragments d'un discours amoureux", p. 233.


06 septembre 2011

Regards croisés

29 juillet 2011
Île-aux-moines, Chapelle du Guerric, pleine mer à 18h50, marée de 69/75,
Exposition de Cécile Donato Soupama, 15e jour




La mer est très basse lorsque j'arrive, même les minuscules flaques d'eau sur le sol de vase crevassé ont des reflets bleus. Le soleil projette des ombres bien nettes sur la route devant la chapelle.

-"Allez, on y va dans la toute petite église, allez papa !"
-" non, non, attention, tu vas tomber, tiens ta droite"
En quelques coups de pédales, ils ont tourné le coin et je ne les voie plus.
Il semble qu'aujourd'hui l'attraction de la plage soit plus forte que celle de la culture...

Le temps de finir d'écrire ma phrase, et la chapelle se remplit comme pour me contredire. Les premiers visiteurs sont très souriants, je me dis que l'après-midi commence bien.

Deux mouches se poursuivent en vrombissant, elles se déplacent si vite que je n'arrive pas à les suivre des yeux : serait-ce un signe que la chaleur s'installe pour de bon ?



Une dame dont les deux paires de lunettes s'entrechoquent à chaque pas sur sa poitrine crie à son mari sur le seuil de la chapelle :
-"Ah mais moi j'aime bien !"
Ses mots résonnent très fort, elle se retourne et me regarde, la main devant la bouche, dans une attitude d'excuse : je lui souris.

-"c'est vous Cécile ?"
-"c'est vous l'artiste ?"
-"c'est bien c'que vous faites..."
-"ce sont vos oeuvres ?"

-"je vais prendre deux cartes postales pour participer un peu..."

-"c'est quelle chapelle ici ?"
-"Vous savez où on est sur la carte ?"

Assise sur le seuil un moment, j'observe le vol des oiseaux : ils se reflètent dans le miroir des eaux tranquilles qu'ils frôlent, cormorans et goëlands se croisent en planant avec grâce.

-"Oh, une chapelle transformée en musée, ah mais c'est scandaleux, quelle honte !"

Une visite des parents de Cécile, des gens tellement chaleureux avec lesquels on se sent bien tout de suite, à qui on a envie de se confier. Son regard à lui brille de mille éclats, sa douceur volubile à elle est si généreuse. Ils sont fiers et heureux de parler de leur fille.

Cécile Donato Soupama dans son atelier © Jaïr Sfez

Comme l'écrit fort bien le philosophe Frédéric François, pour "parler de la peinture de Cécile",
(...) "On peut partir de l'évidence du choc : telle oeuvre (me/nous) frappe ou nous laisse indifférent. Puis aborder la difficulté à comprendre ce que c'est ce choc, ce qui fait justement que l'évidence de l'oeuvre résiste au bavardage, au discours sur." (...)

Voir les oeuvres de Cécile à travers le prisme du regard aimant de ses parents est aussi une expérience enrichissante, réellement émouvante et plutôt rare lorsqu'on y réfléchit.
C'est un moment privilégié qui m'a été donné là.





Correspondances

28 juillet 2011
Île-aux-moines, Chapelle du Guerric, pleine mer à 18h07, marée de 56/62,
Exposition de Cécile Donato Soupama, 14e jour



Aujourd'hui est une vraie chaude journée d'été.
La sueur perle sur le front de certains visiteurs, qu'ils essuient d'un revers de main en entrant dans la chapelle dont j'apprécie la fraîcheur pour la première fois.
Les corps se dénudent, parfois un peu trop.

Quand la mer sera pleine haute, en fin d'après-midi, j'irai tremper mes pieds...



Deux femmes se montrent les toiles l'une à l'autre en levant le menton, elles parlent tout bas.

Une petite fille coiffée d'un chapeau mou en liberty joue à la marelle, sautant à cloche-pied sur les carreaux de l'allée centrale de la nef...

Je songe que je distribue sans compter les sourires, les "bonjour", les "bonne journée" ou les "bonne promenade" depuis aujourd'hui quatorze jours.
Une bonne odeur d'herbe coupée me parvient du Domaine du Guerric.


Ciel et terre, Gao Xingjian (2008)
-"cela me fait penser à un peintre japonais,
mais je ne sais plus son nom ? enfin je crois qu'il a été aussi prix nobel de ... ?"
-"Vous pensez peut être à Gao Xingjian ?"
-"ah oui c'est ça !"
-"Il est chinois, c'est un grand écrivain, un peintre sensible aussi, mais je suis d'accord avec vous pour la comparaison."

-"tout l'ensemble est très beau !", me dit une dame, le doigt levé.


Monts Jingting en automne / Shitao (Daoji, 1642-1717),
conservé au Musée National des Arts Asiatiques Guimet

Un groupe d'enfants -des cousins en vacances ?- pénètre joyeusement dans la chapelle : ils s'installent en tas au centre de la nef comme des naufragés sur un radeau, je crois qu'ils jouent, s'inventent une aventure.
Je poursuis ma lecture et il se produit alors un phénomène assez mystérieux, extraordinaire en tout cas : les mots que je lis à cet instant décrivent admirablement ce que j'ai sous les yeux !
Les enfants dans la chapelle restent immobiles un moment, assis par terre, adossés les uns sur les autres puis "certains se dressent d'un élan héroïque et guerrier, certains baissent la tête, d'autres la relèvent, tantôt ramassés sur eux-mêmes, tantôt campés bien droits, ondulant ou balancés."
Shitao 石濤, L'unique trait de pinceau,
Méthode des Anciens pour peindre les forêts et les arbres


Freud / Hadès / Nero © Cécile Donato Soupama
Un marcheur très "perspicace" et très bavard aussi, voit une photo aérienne dans Freud, un glacier dans Hadès, une éruption volcanique dans Nero, etc.
Mains sur les hanches, il ponctue chacune de ses découvertes d'un hochement de tête énergique accompagné d'un clin d'oeil à mon intention ...

Je ne sais ce qui se passe aujourd'hui mais la plupart des visiteurs, à peine le seuil franchit, foncent tête baissée jusqu'à la sacristie comme si un rendez vous très important les y attendait.

Des gens heureux, deux couples et un homme plus âgé, des enfants ouvrent la petite porte de communication avec le parc du Domaine du Guerric et s'y promènent le plus naturellement du monde. Ils sont calmes, savent se placer, s'asseoir dans l'herbe spontanément, se prendre en photo. Leur aisance est impressionnante. Les hommes sont beaux, leurs femmes ont du charme, les enfants des visages d'anges, le grand-père du charisme. Ils sont habillés avec élégance mais sans ostentation : on est partagé entre l'envie de les aimer spontanément et celle de les haïr pour leur désinvolture. Ils semblent ne s'être qu'à peine aperçu de ma présence. J'aime l'idée de ne jamais savoir qui ils sont en réalité pour ne pas briser ce mirage de bonheur.

Le regard de certains est une blessure, le sourire de certains autres un baume.

J'aide un groupe de jeunes-gens à trouver les indices d'un jeu de piste.


Freud. 80x60 cm © Cécile Donato Soupama
Élise Oudin Gilles, une amie peintre achète un catalogue, elle aime beaucoup le petit Freud à la marque rouge. Nous parlons des oeuvres de Cécile, de la difficulté de créer et de l'évolution du travail d'un artiste dans le temps. C'est un bon moment.



Mur de peintures, Daniel Buren de 1968 à 1977,
Musée d'Art Moderne de la ville de Paris
Toute une "famille de rayures" lui succède : vertes et blanches pour madame, bordeaux et blanches pour monsieur, bleu-marine pour les deux petits enfants qui sautent les marches de l'autel en poussant des cris joyeux, redoublés par l'écho dans la chapelle. Je pense à Daniel Buren et à un entretien passionnant écouté sur France culture au début de l'été où il parle de la notion de contemporanéité.


(...)"Comme de longs échos qui de loin se confondent
dans une ténébreuse et profonde unité,
vaste comme la nuit et comme la clarté,
les parfums, les couleurs et les sons se répondent"(...)

Correspondances, extrait - Charles Baudelaire